
J'ai écrit ceci ici en novembre 2013 :
Hélas, de nos jours, partout se répandent les pisse-vinaigre de la ligue anti-beaujolais nouveau, les tue-la-fête, les œnologues distingués à costard-cravate, dans un bar j'en ai surpris un se tordre la face dans une grimace lorsque le patron, Bernard, lui a proposé un gorgeon de beaujolpif en cadeau : "c'est pas bon j'en bois jamais" a énoncé ce merdeux avant de franchir la porte pour s'enfoncer dans la frisquette nuit de novembre. Va chier, ne remets plus les pieds ici, tu es indigne de cet estaminet. Le midi même au restau de l'hôtel Concorde situé en haut de la rue du Commandant-Mouchotte, le long de la Gare Montparnasse (14e), la serveuse m'avait répondu d'un ton pincé (et un peu condescendant) que cet établissement n'en servait pas, et le lendemain vendredi 22.11 à midi un troquet de la rue du Quai de Seine (19e) allait me faire la même réponse. Ils sont en train de tuer la petite fête du beaujolais nouveau, ces salopards. Elle ne faisait de mal à personne, elle ne faisait pas d'ombre à un Saint-Estèphe, elle faisait chanter sur des airs d'accordéon pour changer un peu des boum-boum de la Fête de la Musique en abordant la dernière ligne droite avant les vins à bulles de fin décembre. Eh bien, non, ça ne correspond plus aux goûts raffinés de certains, alors les bistrotiers baissent les bras l'un après l'autre. Et après ils voudraient nous voir lever le coude ?
Pour votre santé mentale, attention à l'abus de snobisme.
Et je republie, comme c'est devenu la tradition, cet extrait du livre de René Fallet :
Et le beaujolais nouveau arriva.
Et du Nord au Midi, comme tous les 15 novembre, un printemps d'affichettes bleu ciel, rouges, orange, vertes, fleurit aux vitrines des débits de boissons pour annoncer aux passants mornes que le petit Jésus des vins était né. Et les passants mornes s'éclairaient à la vue de ces papillons, et une goutte de rubis tombait sur leur vie grise, leur demeurait à la lèvre en confetti de sang...
LE BEAUJOLAIS NOUVEAU EST ARRIVÉ !!! Ce Te Deum éclatait sur Paris, sur toutes les grandes villes, roulait dans leurs artères, chantait Montmartre et Contrescarpe, défilait dans la rue Saint-Denis, tintait louis d'or sur tous les zincs où se pressait le peuple pour voir et toucher le divin enfant de l'année.
La fête accrochait ses lampions à tous les nez, ses limonaires dans toutes les têtes, et quand la mauvaise heure était sonnée de rentrer chez soi c'était, du moins, à dos de chevaux de bois. La fête ! C'en était une, païenne, chrétienne, tout ce que l'on voudra, et tout le tremblement, et tous les tremblements dans toutes les lumières.
Le beaujolais nouveau est arrivé, la fête est revenue pour quelques jours, fête tuée par l'armée des pisse-vinaigre mais ressuscitée en cachette par les chante-la-joie increvables comme elle.
On les avait assassinés, les fêtes de faubourg et les bals de quartier, relégués au rayon souvenirs, avant-guerre, belle époque et c'était le bon temps. Mais il avait suffi de la fraîcheur d'un petit vin familier rigolo populo pour qu'un 14 juillet tout neuf, improvisé, guilleret, remonte du pavé, à cheval sur des accordéons, frémissant de tous ses grelots.
Ce saint vivant, ignoré des calendriers officiels, était plus célébré, honoré que ceux, desséchés, fossiles, qui y figuraient dans l'indifférence générale. Saint Beaujolais Nouveau, Saint de Paix, éclipsait Saint Albert, peu après l'Armistice 1918. On lui demandait seulement de se montrer aussi gouleyant, ou davantage, que celui de l'année dernière, on ne lui demandait que d'exister, de passer une fleur au bec, ou un refrain, et surtout de revenir l'année prochaine...
Le beaujolais nouveau est arrivé ! Coquinet de la cuisse, un poil canaille, sans soutien-gorge, il était arrivé dans les arrière-gorges, un rien pute, léger et court vêtu, un brin muguet, un brin de fille, un doigt de Dieu, un doigt de cour. Il coulait source dans les hommes, il ne repartirait qu'en leur laissant au cœur le plus clair de la vie, la vertu d'un sourire.
Il voyageait aussi, ce doux cul-terreux de la Saône, ce joli voyou de la Guillotière, que les anciens paraient du nom superbe et royal de " Fils de l'Amour". Il prenait l'avion, ce fils de la terre, et s'en allait à l'autre bout, fils du soleil, porter la bonne parole, la bonne aventure aux quatre coins, chez les Anglais, les Canadiens et les Américains. New Beaujolais is here ! En Allemagne et en Belgique, ce farfadet soufflait la mousse de la bière, le temps d'une embellie. En Suisse, son voisin et son premier client, il prenait l'accent de Lausanne pour crier " coucou! " dans le fond des bouteilles.
" Me voilà, je suis arrivé !", commençait-il partout. Et puis il pérorait avec les mains, bousculait l'éventail politique, perdait le fil, le retrouvait, touchait une paire de fesses par-ci, une paire de seins par-là, tendrement dingue, Si gentiment zinzin qu'on lui pardonnait tout ainsi qu'à un enfant gâté.
Il gagnait aux courses, allumait des quinquets dans les yeux, sautait par-dessus les comptoirs, remettait sa tournée, se renversait, cassait du verre blanc qui portait bonheur, réconciliait deux types fâchés, faisait se rencontrer deux étrangers, balançait une fille dans les bras d'un garçon, levait tous les bras en salut olympique à la santé du patron, à celle de la vie et à la tienne Etienne !
Puis il jouait aux dés, aux cartes, au con et à n'importe quoi. Puis il regardait la pendule, la voyait double et filait sous la pluie d'automne et celle de l'hiver en se croyant général, en se croyant été, en se croyant vacances. Puis il se couchait dans un lit changé en lit de sable, en lit de fleuve, en lits-gigognes pour y caresser des peaux douces plus douces que les vraies. Il était arrivé !
Le beaujolais nouveau est arrivé ! Le bourdon de Notre-Dame le carillonnait pour le Sacré-cœur, les dix-huit tonnes de la Savoyarde le répétaient à tous les clochers de la ville. On perçait les tonneaux en une émouvante défloration. Quel goût aurait-IL ? Serait-IL fruité ? Souple ? N'aurait-IL pas perdu son grain? Après le dépucelage venait la première communion entre LUI et son copain l'homme.
Au vu des affichettes sacrées, les chauffeurs de taxi freinaient à mort, désenchevêtraient leurs clients emmêlés, les entraînaient s'en jeter un, abandonnant leur véhicule au hasard de la chaussée. Les militaires rompaient les rangs, les employés de bureau sautaient par les fenêtres, les métallos brisaient leur chaîne, les infirmiers lâchaient leurs brancards, les malades hurlaient qu'ils EN voulaient un verre, les morts boudaient leurs chrysanthèmes, réclamaient de quoi se rincer la dalle, fût-elle en marbre, les députés quittaient la Chambre en volée de moineaux, les flics jaillissaient des cars de police, les prisonniers s'évadaient, suivis de leurs gardiens assoiffés et braillant : " Le Beaujolais nouveau est arrivé ! "
Les manifestations se dispersaient, d'autres se reformaient, oscillantes derrière d'immenses banderoles proclamant qu' IL était arrivé. Des amants tout nus s'engouffraient dans le premier bistrot pour s'y parer d'une feuille de cette vigne. Au Conseil des ministres, on entonnait des litres et l'Internationale. Des vaches venaient boire aux abreuvoirs magiques, certaines de fort loin. Des morpions enthousiastes plantaient là leur slip natal, accouraient se noyer aux cannelles, cherchant une mort enfin glorieuse. Des bonnes sœurs, retroussées jusqu'au nombril et le cul aux zéphyrs, pétées à zéro, dansaient la gigue au sortir du Tabac du Vert-Galant, un des hauts lieux du Messie flambant neuf. " Hosanna! beuglaient les saintes femmes, le Beaujolais nouveau est arrivé !"
Il était, le matin même, arrivé au Café du Pauvre. Camadule, songeur, le fit tourner lentement dans son verre
- J'aime sa couleur cerise violacée. C'est franc, comme il se doit.
- Ça se boit comme de la flotte, apprécia Debedeux. Mais c'est meilleur, toute la différence est là.
Critique, Gaston Lafrezique mâchait son vin avant de l'avaler
- Il est bon. Mais je préférais celui de l'année dernière.
Camadule haussa les épaules
- J'entends ça tous les ans depuis que je suis né. Ma parole, qu'est-ce qu'il devait être fameux en 14 ! Eh bien moi, je le trouve supérieur.
- C'est ton droit.
- C'est peut-être faux, mais je suis optimiste et j'espère que le prochain l'enterrera de cent coudées. En tout cas, il coule facile, en pente douce. C'est une jeune fille, ce petit mec de vin, et qui vous met ses bras autour du cou. Qu'est-ce que tu en dis, Captain ?
Beaujol, depuis le transfert de la cave de Debedeux dans la sienne, manifestait d'odieuses exigences
- Ça vaut quand même pas un Chambertin-Clos-de-Bèze.
Camadule le méprisa à tue-tête :
- C'est pas comparable, mollusque au mazout ! Le Beaujolais nouveau, c'est pas un premier cru, c'est le beaujolais nouveau, et rien de plus. C'est un pinard malin, un ouistiti de vin, un petit truc sympa et poétique. Évidemment, la poésie et toi, vous passez pas par le même chemin !
Beaujol répéta, obtus :
- Ça vaut pas un Chambertin-Clos-de-Bèze.
Camadule lui tourna le dos avec brusquerie :
- T'es trop con. Des cons comme ça, à leur mort, faut les expédier au musée de l'Homme, et en recommandé avec accusé de réception, pour pas les égarer. Tu as du mérite, Debedeux, de vivre à côté de ça. Fais gaffe qu'il se mette pas à déteindre !
Extrait du roman de René Fallet "Le beaujolais nouveau est arrivé" -
Editions Denoël - 1975
Permettez-moi de conclure par une anecdote :
En ces belles années, mon bureau était situé à quelques pas de la Route de la Reine à Boulogne-Billancourt, et j'avais élu comme annexe la brasserie Le Narval qui fait l'angle avec la rue de Silly. C'était un lieu très animé, rempli de "convivialité," comme on dit en français moderne, et sa patronne ne manquait jamais (en ce temps-là, je dis bien !) d'organiser des animations le jour du débarquement du beaujolais nouveau : guirlandes, tonnelets, accordéon, personnel déguisé...
Je descendis de mon bureau vers 18 heures pour m'en jeter un (ou deux ?) derrière la cravate. Je me glissai au bar près de trois types fort occupés à célébrer, eux aussi. Puis je remontai à mon bureau terminer quelque affaire.
A 20h je rejoignis le bar du Narval et y repérai les même trois comparses au même emplacement, dans la même occupation. Étaient-ils les mêmes ? Oui et non. Deux heures et bien des godets s'étaient écoulés, les langues étaient devenues pâteuses, les propos partaient dans tous le sens, plus personne n'écoutait personne, l'accordéon ne parvenait plus à couvrir les interjections sonores Je me glissai à nouveau dans un étroit créneau le long du bar au coude à coude avec ces loustics, disposé à m'en jeter un (ou deux, ou trois ?) derrière le col, ayant ôté ma cravate à cette heure.
Soudain, saisi d'une inspiration profonde, l'un des loustics interpela le barman, Pierre : "Mon Pierrot, combien tu nous vendrais un verre de rouge ordinaire, un jour sans beaujolais nouveau ?" Le Pierrot annonça un prix nettement inférieur, peut-être la moitié de celui du beaujolais que ces lascars éclusaient depuis des heures. "Alors sers-nous donc ce picrate-là, mon Pierrot, on va continuer avec ça, ça nous reviendra moins cher !" Et tous trois terminèrent la célébration du beaujolais nouveau sur ce picrate-là.